Lenoir-et-Mernier / Un patron « voyou», « négligent » ou « débordé » ?
19 MAI 2011
Quand on attend beaucoup et longtemps (d'un procès, par exemple), on est parfois, on est souvent déçu.
Hier, la centaine d'anciens salariés de Lenoir-et-Mernier venue assister au procès en correctionnelle de leur ancien PDG Philippe Jarlot est ressortie déçue du palais de justice de Charleville.
« On souhaitait qu'une peine de prison ferme soit requise », a notamment lâché Claude Choquet, leur emblématique porte-parole. Quant à savoir si à l'issue d'une audience de plus de six heures, ils en ont appris davantage sur les mécanismes qui ont conduit à la liquidation de l'entreprise et au long chemin de croix qui est encore le leur pour la majorité d'entre eux, toujours sans emploi, on peut aussi en douter.
Pourtant, c'est ce qu'a espéré le substitut Gwenaelle Coto à l'orée de ses réquisitions: « J'espère que vous avez eu des réponses à vos questions. J'ai entendu un des prévenus parler de garde à vue longue et humiliante. Mais c'est votre parcours, aujourd'hui, qui demeure long et humiliant. Des vies brisées, des rêves perdus… »
L'empathie était sincère. Mais pour le reste, à voir leurs visages fatigués et pour certains carrément fâchés, pas sûr que les quelque 133 salariés qui se sont portés partie civile (et qui initièrent la procédure pénale) aient eu le sentiment d'avoir été entendus.
Profil bas
Au fond, au-delà de l'analyse fouillée des faits reprochés, principalement à l'ancien PDG de l'entreprise de Bogny (abus de biens sociaux, abus de confiance, banqueroute) et aux co prévenus (recel), il est apparu au fil des débats que s'opposaient deux Philippe Jarlot, selon que s'exprimèrent ou la défense, ou le parquet, ou les parties civiles. Fut-il un « patron voyou » (Me Médeau), un « Bernard Tapie des Ardennes » (Me Rouillé) ?
A-t-il « joué aux Lego, acheté des sociétés pour les piller » (substitut Coto) ? Fut-il « négligent » comme lui demanda la présidente Picoury ? Ou simplement « débordé », comme il lui répondit dans un soupir ?
Ou encore Philippe Jarlot n'avait-il pas l'étoffe, voulut-il porter un costume trop grand pour lui, bref, n'aurait-il jamais dû vouloir devenir patron, et donc eut-il mieux valu qu'il restât simple directeur commercial, comme le suggéra son défenseur, Me Harir ? Le tribunal a une douzaine de jours pour trancher puisque le délibéré sera rendu le 30 mai.
Le temps peut-être suffisant aussi pour les salariés de faire passer ce qui a ressemblé hier, à les entendre, comme un goût d'amertume. Mais puisque le fantôme de l'affaire Thomé-Génot plana une bonne partie de l'après-midi, une des causes de malaise vient-elle du fait que sans doute avaient-ils déjà pensé que les cinq ans de prison ferme auxquels furent condamnés les dirigeants américains de la société nouzonnaise auraient en quelque sorte valeur de jurisprudence. Oui mais voilà. Aucun dossier ne ressemble tout à fait à un autre. Et surtout, hier, leur ancien patron était là, profil bas, certes, mais tentant de s'expliquer.
Sans visiblement s'être enrichi (toutes les investigations menées en ce sens ont échoué, y compris au Luxembourg pour dégoter on ne sait quel compte secret). Il ne narguait pas la justice tranquillement planqué en Californie.
Reste cette dernière question : hier, un pas a-t-il été franchi pour que tel scénario ne se renouvelle pas ? Pour que « ça s'arrête, enfin, cette hémorragie dans les Ardennes ayant pour cause non forcément la crise, mais des mauvais agissements de dirigeants » (Me Médeau) ?
Qui peut avancer une réponse avec certitude ?
Philippe MELLET
Des hauts et débats
Les préventions
Philippe Jarlot, 60 ans à la fin du mois, aujourd’hui retiré près de Castres, est devenu PDG de Lenoir-et-Mernier en 2002. Il a ensuite agrandi le périmètre de la société métallurgique en reprenant FAC-LCAB puis Jayot fin 2006. Au total, plus de 140 emplois. Mais une croissance rapide qui s’est achevée à la vitesse d’un TGV. Les sociétés étaient placées en redressement dès mai 2007 et liquidées en février 2008.
Ce qui lui était reproché et ce qui a été débattu hier…
• D’abord des abus de biens sociaux.
En l’occurrence avoir embauché Yolande Paquis de novembre 2005 à avril 2007 pour un salaire exorbitant de 6 000 euros mensuels. Cette dame n’a jamais mis les pieds à l’usine. Elle « travaillait » chez elle. On a perdu beaucoup de temps hier sur ce qui s’est avéré un emploi fictif. Même l’avocat de Mme Paquis, poursuivie pour recel, Me Pruvot, a admis que le contrat de travail n’était sans doute pas la forme juridique la mieux appropriée. Doux euphémisme. En fait, Philippe Jarlot a salarié cette dame parce que, via son mari, il a pu obtenir des marchés. C’était une sorte de commission, chacun en a finalement convenu. De travail, il n’y a pas eu. Ou alors il s’agissait derépondre au téléphone. Ou bien disons que c’était son mari (officiellement en arrêt maladie) qui le faisait. En l’occurrence gérer la logistique et le suivi des commandes sous traitées en Tchéquie et en Italie. Me Pruvot a voulu persuader malgré tout le tribunal que sa cliente avait des compétences en matière industrielle.
Lui et Me Harir, avocat de l’ex-PDG, ont cherché à démontrer que le chiffre d’affaires engrangé par les contrats obtenus via M. Paquis, ex-cadre d’Estamfor, était intéressant pour FAV-LCAB, et que le salaire (même augmenté des charges) versé à Mme Paquis était supérieur à ce qu’aurait coûté le versement d’une commission… « On serait nombreux à vouloir gagner 6 000 euros pour envoyer des fax et parler un peu l’anglais », a ironisé le substitut.
Quant aux avocats des parties civiles, en l’occurrence Me Médeau (salariés) et Rouillé (liquidateur), ils n’ont pas cru à cette fable. Pour eux, cette petite usine à gaz a coûté plus qu’elle n’a rapporté. A l’entreprise en tout cas.
• Abus de biens sociaux et banqueroute ensuite pour avoir vendu de la marchandise à une société de ferrailleurs, sans facturation, réglée en liquide. Des déchets pour la défense. Du stock et des machines pour le parquet et les parties civiles. En fonction de l’instruction, des rapports de police, des PV de garde à vue, des témoignages, on ne sait au final combien de bennes sont parties. Mais le plus fort, c’est que tout fut réglé en liquide. « Pour financer des commissions afin de décrocher des marchés à l’étranger » ont expliqué M. Jarlot et plus tard son avocat. Des marchés essentiellement en Afrique, où M. Jarlot a précisé qu’il était dangereux de s’aventurer sans arroser les intermédiaires…
Le problème, c’est que l’enquête n’a pas retrouvé trace de tous les marchés en question.
Poursuivis pour recel, le ferrailleur et son fils (qui lui a succédé à la tête de l’entreprise), MM. William et Freddy Golinval. Le premier, hospitalisé, sera jugé ultérieurement. Le second a admis avoir versé 3 000 euros en liquide à Philippe Jarlot. « Une forme de droit d’entrée pour nettoyer les déchets de la société dirigée par M.Jarlot. Mais le profit a été mince à la revente. Et personne ne peut dire combien de bennes, combien de tonnes ont ainsi été déblayées » a plaidé son défenseur, Me Miravete.
Il y a enfin la vente des murs de Lenoir-et-Mernier à une SCI. « Les bijoux de famille » pour les uns, « une opération normale pour dégager du cash » pour les autres…
• Enfin, un abus de confiance. Il s’agit du prêt consenti par le conseil général pour la reprise de Jayot après la liquidation de Thomé-Génot. On a reproché au PDG de ne pas avoir établi de comptabilité séparée entre son groupe et l’unité Jayot. Et de ne pas avoir embauché le nombre de salariés convenu (au contraire, il a employé son gendre,mais chez FAV LCAB). Bref, le contrat passé avec la collectivité n’a pas été respecté.
« On n’a pas eu le temps d’établir une comptabilité séparée », a argué le prévenu. Pour le parquet et les parties civiles, il a eu le temps en revanche de renflouer provisoirement Lenoir-et Mernier et FAV LCAB qui étaient déjà au plus mal…
« Rendez l’argent, rendez notre argent ! » s’est exclamé Me Blocquaux, avocat du conseil général. Me Harir a balayé d’un revers de manche ces arguments. Selon lui, le Département n’ignorait pas qu’il s’agissait aussi de renforcer le groupe, et donc Jayot.
« Le chèque a été fait au nom de FAV LCAB. Cette somme a servi. Et bien servi. Les experts comptables ont parlé après. Mais à ce moment-là, on ne les a pas entendus…»
Les réquisitions
Deux ans de prison avec sursis et 75 000 euros d’amande contre Philippe Jarlot, et bien sûr une interdiction de gérer pour dix ans. 30 000 euros d’amende pour Yolande Paquis et 10 000 euros pour Freddy Golinval.
Côté parties civiles, pour les salariés, Me Médeau a argué d’un réel préjudice consécutif à la banqueroute, s’appuyant sur la jurisprudence (notamment, dans le département, les dossiers Thomé-Génot et Pierquin). « Des vies ont basculé. Ce dossier est exceptionnel par le mal qui a été fait. Ce n’est pas de la négligence qui est en cause, mais un système bien huilé. Racheter à bas prix à la barre du tribunal de commerce, profiter du stock et de l’outil de travail et ensuite… Et ensuite, comme chez Jayot, ne plus avoir de quoi honorer les commandes alors qu’il y a de la demande.
D’ailleurs, cette société fonctionne toujours, mais sous fome de Scop. » Et demander 5 000 euros pour chacun des 133 salariés ?
Me Blocquaux, pour sa part, a donc demandé purement et simplement le remboursement du prêt du Département, 300 000 euros..
Enfin, Me Rouillé, pour le liquidateur, a demandé 1,9 million. C’est-à-dire le montant des indemnités allouées par les prud’hommes.
Autant de demandes que les défenseurs ont rejetées, sur le fond et sur la forme.
La conclusion (provisoire)
Quel que soit le jugement que rendra le tribunal correctionnel le 30 mai, parmi les questions qui resteront sans réponse : pourquoi M. Jarlot a pu, ainsi, plusieurs fois, répété un mécanisme qui s’est avéré si dangereux sans que le tribunal de commerce,les experts comptables, les commissaires aux comptes, bref, ceux qui savaient ouétaient censés savoir, n’aient pas dit « stop » ?
Pourquoi M. Jarlot, comme il l’a avoué hier, n’a-t-il pas plus tôt déposé le bilan ?
Ph.M.